Avec la libération de la parole autour des relations d’emprise, nombreuses sont les voix qui osent témoigner et transformer leur histoire en objet littéraire. Léontine Behaeghel, journaliste de 24 ans, est l’autrice du roman autobiographique Cinq petites tristesses, paru en janvier aux éditions Robert Laffont. Rencontre.

Un jour, je l’aime, il faut que j’aille le rejoindre, puis le lendemain non, je sais très bien que je ne suis pas amoureuse, c’est impossible.” Léontine Behaeghel immerge le lecteur dans la réalité d’une étudiante de 19 ans qui vit une relation avec son parrain, âgé, lui, de 58 ans. Léonie – double littéraire de Léontine – se brouille avec sa famille et emménage avec cet homme qu’elle ne trouve pas beau mais qui lui offre la vie dont elle croit rêver. L’autrice met en lumière l’ambivalence de cette emprise, entre envolées amoureuses et prises de conscience. Aujourd’hui, l’homme en question est mis en examen pour viol. La primoautrice se confie sur cette expérience et sa reconfiguration en récit littéraire.

Qu’est-ce qui vous a poussé à reprendre votre journal pour en faire un roman et le rendre visible au public ?

Avant tout, j’avais besoin de détailler chirurgicalement ce qui s’était passé pour que la mémoire de cette histoire reste intacte et précise. En tenant un journal pendant toutes ces années, j’ai vu à quel point notre mémoire est défaillante. Pour ça, il m’a été très utile durant l’écriture du livre. Tous les sentiments “heureux” du début, je peinais à les retrouver et, grâce à cette documentation de ma vie, j’arrivais à les reconstituer. Ma difficulté à expliquer à mon entourage ce que j’avais ressenti et à expliquer cette emprise m’a motivée à rendre ce texte public. Écrire chaque étape de l’histoire et tous les sentiments qui m’avaient traversé semblait le seul moyen de faire comprendre toute la complexité de cette relation. J’ai eu raison sur ce point, parce que, après avoir lu le livre, plein de gens m’ont dit avoir enfin saisi. Et enfin, j’avais le désir d’ajouter une pierre à l’édifice de la libération de la parole et offrir une clé de compréhension supplémentaire.

Neige Sinno écrit que la littérature ne l’a pas sauvé, qu’en est-il pour vous ? Est-ce qu’il y a eu une part d’écriture thérapeutique ?

L’écriture en elle-même, non, pas tellement. C’était compliqué de se replonger dans des situations, des sentiments et des scènes qui m’ont fait du mal. En revanche, la publication, oui. Avoir autant de regards, de retours, de messages et avoir le sentiment qu’à l’unanimité les gens comprennent est satisfaisant et rassurant. On sort de la solitude. Je reçois des messages de filles, de femmes, me disant qu’elles ont vécu la même chose et que ça les a aidées à comprendre leur propre histoire. D’un coup, on se sent moins seule et on se sent débarrassée d’un poids.

Avec le recul que vous avez aujourd’hui, est-ce que vous arrivez à comprendre comment une emprise comme celle-ci a pu naître ?

J’étais à un âge fragile et dans un cadre familial conflictuel . Quand on se sent très seule, on peut facilement avoir le besoin de se raccrocher à quelque chose, de s’y jeter à corps perdu. Ce besoin absolu d’indépendance m’a poussée à saisir cette opportunité de partir et de rejoindre ce mec comme une porte de sortie à cette vie qui ne me plaisait pas. L’emprise, ça commence comme ça. C’est-à-dire qu’on a l’impression d’échapper à sa propre vie en ayant la promesse d’une nouvelle vie.

Dans le livre, vous dites à votre mère : “je m’en veux comme une folle”. Est-ce que vous portez toujours une culpabilité face à cette histoire ?

Plus maintenant, mais à un moment, oui. D’abord parce que cette histoire a impacté toute ma famille. Les “cinq petites tristesses” du titre sont les membres de la famille, des victimes collatérales. D’une autre manière, j’ai ressenti de la culpabilité par rapport à la société. Quand je porte plainte, j’ai le sentiment d’arnaquer la justice parce que je sais qu’il y a des cas de viol bien plus graves que le mien. L’agression sexuelle est quand même le seul crime où la victime se sent coupable. C’est dingue. On se dit toujours : “C’est ma faute, parce que c’est moi qui me suis retrouvée dans le lit à ce moment-là. Peut-être que j’aurais dû lui dire non plus fermement.”. Dans mon cas, il y a eu un viol et j’y suis retournée. Le juge me met systématiquement face à ça. L’emprise est peu reconnue et peu prise en compte dans les affaires judiciaires, car elle est difficilement prouvable… Même si la plupart du temps, il y a un ascendant évident. Aucune loi ne sanctionne l’emprise ! D’ailleurs, lorsque j’ai porté plainte, l’agent de police m’a dit : “L’emprise, tu oublies tout de suite”.

Votre récit est particulièrement ambivalent, comment vit-on cette situation au quotidien ?

Un jour, je l’aime, il faut que j’aille le rejoindre, puis le lendemain non, je sais très bien que je ne suis pas amoureuse, c’est impossible. Les extraits de mon journal intime dans le texte mettent en lumière ce tiraillement constant : des prises de conscience soudaines puis qui disparaissent. C’est l’emprise. Je voulais montrer cette double face. Mes amis et ma famille me répétaient, atterrés, que c’était malsain, que cet homme était problématique et qu’il fallait que je rentre. Mais la seule chose à faire en fait, c’est d’attendre que la victime prenne conscience des choses d’elle-même. On peut cesser de la voir, lui dire qu’on sera là quand elle reviendra, mais c’est tout. Je me disais que je n’étais pas en danger, même une partie de moi savait que ce n’était pas raisonnable. Peu importe, je mettais ces pensées dans un coin.

Est-ce que vous pouvez expliquer votre déclic pour quitter cette relation ?

Ça s’est fait en plusieurs temps. Je me suis échappée de chez mes parents en pensant sortir de ma solitude et finalement, je me suis sentie complètement piégée, enfermée et encore plus dépendante. J’étais tributaire de lui financièrement, logistiquement et socialement. J’ai fini par ne plus en pouvoir et par avoir peur, à cause de détails qui ont agi comme des signaux d’alerte. Il avait enlevé toutes les poignées de porte, je l’ai surpris à fouiller dans mon téléphone la nuit… Il y avait aussi un tel discours négatif de la part de mon entourage que ça a sans doute fini par agir… L’urgence de partir s’est fait ressentir avec le temps.

Est-ce que vous diriez qu’il y avait tout de même un peu d’amour dans votre relation, ou seulement de l’emprise ?

Uniquement de l’emprise. J’ai pu ressentir quelque chose qui s’apparente à de l’amour, mais je n’en ai jamais reçu de la part de cette personne. Je me demande si aujourd’hui, lui pense sincèrement que c’était de l’amour ou s’il a conscience qu’il est un agresseur. Je n’en suis pas sûre. Récemment, il a recontacté une de mes amies. Il lui a parlé de moi et lui a proposé de la voir, alors qu’il est mis en examen pour viol ! Est-ce une ultime tentative de manipulation ou est-ce qu’il croit encore qu’on a vécu une belle histoire ? Pour moi, il n’y a absolument jamais eu d’amour.

Est-ce que vous pensez que la question de comment on aime et comment on est aimé est un débat important à avoir aujourd’hui ?

Oui. L’important est surtout d’éduquer nos fils pour qu’ils arrêtent de dominer le genre féminin. Parler d’amour, c’est nécessaire, mais d’abord, il faut faire évoluer la masculinité. Les cadres proposés où on interroge des relations sont majoritairement investis par les femmes. Pareil pour les livres qui traitent de cette question : je le constate avec mon récit. Depuis sa publication, j’ai reçu deux messages d’hommes, à tout casser. Ils ne se sentent pas concernés par ce type de narration. À partir du moment où les hommes vont comprendre qu’en fait, ce ne sont pas des histoires de bonnes femmes mais que ça nous implique tous et toutes, ça sera déjà une première étape.


Une réponse à « Qu’est-ce que vivre sous emprise ? Réponse avec la primoautrice Léontine Behaeghel »

  1. Avatar de Merci Roman Polanski – Denise

    […] le mouvement Me too avait déjà insufflé un élan certain à la libération de la parole des femmes, les révélations d’Adèle Haenel étaient trop rapidement tombées dans l’oubli et le milieu […]

    J’aime

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer